Les défis de notre démocratie - L'objectif de ce guide

Aucun État, et surtout aucun État démocratique, ne peut exister sans ses citoyens qui sont liés à l’État et les uns aux autres par toute une série de liens.

Cette relation a été discutée par des penseurs socio-politiques depuis Platon jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, John Locke ou Ferdinand Tonnies (voir : Durkheim 1977). Ils ont souligné que le fonctionnement des institutions de l’État et de la citoyenneté est basé sur l’existence d’un réseau de règles, de contrats, de droits et d’obligations établis entre les individus. Dans les sociétés démocratiques modernes, afin d’instaurer et de maintenir le respect de ces règles, il faut que les individus soient convaincus qu’une telle relation avec le groupe fondé sur ses propres institutions est nécessaire. Cette conviction doit non seulement se former au cours du processus de socialisation et d’éducation qui en fait partie, mais elle doit également être entretenue par la suite. Le processus de sa construction est très délicat et particulièrement exposé aux turbulences extérieures de nature sociale, politique ou économique. Le sociologue Ralf Dahrendorf pensait que la démocratie libérale ne pourrait survivre à long terme que si elle reposait sur deux éléments : l’État de droit et une société civile qui fonctionne bien grâce aux attitudes, vertus et institutions qui lui sont associées. Il a également observé que la création des conditions sociales qui permettront à la démocratie de fonctionner d’une manière qui ne soit pas sujette à des troubles externes ou internes dans les sociétés post-communistes d’Europe centrale et orientale peut prendre jusqu’à 60 ans (voir : Dahrendorf 2004a ; idem 2004b). Les événements de ces dernières années ont montré que la fragilité du système démocratique affecte également des sociétés où ce système pouvait sembler mieux établi.


Depuis le début du millénaire, la démocratie est confrontée à des défis extraordinaires. En effet, le nombre d’États démocratiques est en baisse depuis 2005, et même au sein des démocraties établies, leur qualité diminue (Freedom House 2019). De nombreux pays sont confrontés à des tendances anti-démocratiques et autoritaires (voir par exemple : International IDEA 2010; V-Dem Institute 2021). La menace vient à la fois des partis au pouvoir qui suspendent les principes démocratiques de base afin de rester au pouvoir et des groupes extrémistes qui s’agitent contre les institutions de l’État. Le creusement des inégalités socio-économiques et les crises aiguës comme la pandémie alimentent également la polarisation qui est poussée par les populistes autoritaires et les extrémistes. La polarisation est déjà considérée par certains chercheurs comme un trait caractéristique du début du XXIe siècle (Merkel 2021). Toutes ces tendances sapent le fonctionnement des sociétés démocratiques, en érodant la foi des individus dans le fonctionnement des principes et valeurs partagés et en détournant l’intérêt des individus vers des idées non démocratiques et des leaders d’opinion qui proposent des solutions simples à des problèmes complexes.
Dans ce manuel, nous nous concentrons sur les compétences en matière de démocratie et donc sur la manière de prévenir et d’éviter les phénomènes antidémocratiques tels que l’autoritarisme, la radicalisation violente, l’extrémisme, les discours de haine ou les théories du complot. Sans entrer dans les détails des débats académiques très différenciés sur ces phénomènes, il est pourtant nécessaire de les définir brièvement.


L’autoritarisme repose sur le principe d’une « soumission aveugle à l’autorité et s’oppose à la liberté individuelle de pensée et d’action. Dans le domaine gouvernemental, l’autoritarisme désigne tout système politique qui concentre le pouvoir entre les mains d’un dirigeant ou d’une petite élite qui n’est pas constitutionnellement responsable devant le peuple [...]. Il s’oppose fondamentalement à la démocratie » (Britannica 2017, « Authoritarianism »).

La radicalisation est un phénomène très complexe et toutes ses formes ne sont pas forcément dangereuses ou antidémocratiques. Pendant de nombreux siècles, les mouvements démocratiques ont été qualifiés de radicaux par les adeptes de l’autoritarisme. Aujourd’hui, la pensée démocratique radicale n’est pas un danger mais une opportunité pour améliorer la qualité de la démocratie. Nous considérons comme dangereuse la radicalisation violente qui est « un processus de changements sociaux, psychologiques et idéologiques conduisant à l’extrémisme et potentiellement à l’extrémisme s’exprimant par la violence » (EUCPN 2019, 1).


L’extrémisme est défini comme « une position idéologique caractérisée par une vision du monde polarisée, une méfiance à l’égard des institutions de l’État et des processus de décision démocratiques, et par la légitimation du recours à la violence ». (EUCPN 2019, 1). À cela s’ajoute le refus du dialogue, la volonté de dominer et d’effacer les autres opinions. Les rivaux politiques sont considérés comme des adversaires et des antagonistes. La dernière étape serait alors l’extrémisme violent, qui est « l’attitude d’un individu qui a effectivement commis un ou plusieurs actes de violence pour des motifs extrémistes Ce terme est utilisé ici comme l’équivalent du terrorisme » (EUCPN 2019, 1).


Le discours de haine est défini comme « toute communication verbale, écrite ou comportementale qui attaque ou utilise un langage péjoratif ou discriminatoire à l’égard d’une personne ou d’un groupe en raison de ce qu’ils sont, c’est-à-dire en fonction de leur religion, de leur appartenance ethnique, de leur nationalité, de leur race, de leur couleur, de leur ascendance, de leur sexe ou de tout autre facteur qui détermine leur identité ». (UN 2020)


Enfin, les théories de complot sont des tentatives d’expliquer des événements ou des développements comme « le résultat des actions d’un petit groupe puissant » (Reid 2021). Très souvent, ces explications sont liées à l’antisémitisme.


Face à ces phénomènes, la résilience des démocraties et, surtout, de leurs citoyens est cruciale. Mais pour que la démocratie puisse se maintenir, nous devons commencer par comprendre ce qu’elle est vraiment. Sans entrer dans les débats théoriques, il convient de préciser que nous nous référons, d’une part, aux structures institutionnelles et aux processus de décision des démocraties représentatives qui consistent en des élections libres et égales, la séparation des pouvoirs, la liberté d’opinion et la liberté de la presse, etc. Toutefois, selon nous, la démocratie est bien plus que cela. Nous l’entendons comme un ordre politique dans lequel la liberté de l’individu, le droit à la codétermination et la solidarité entre égaux sont des valeurs centrales, non seulement sur le plan politique au sens strict, mais dans tous les domaines de la vie. Cela inclut également de manière centrale le droit à la dissidence et à la rébellion contre l’autoritarisme (Pausch 2019), que ce soit envers l’autoritarisme étatique ou l’autoritarisme dans la vie quotidienne, sur le lieu de travail, à l’école ou ailleurs. Comme John Dewey, nous comprenons donc la démocratie comme un mode de vie qui doit être vécu et appris dans la vie quotidienne (Dewey 2008).


Pour que les citoyens des démocraties résistent aux tendances autoritaires, plusieurs éléments sont importants. D’une part, ils doivent avoir des chances égales pour un bon avenir et l’expérience de la démocratie dans la vie quotidienne. Il s’agit d’une tâche politique majeure qui va bien au-delà de ce projet et de ce manuel. La démocratie ne consiste pas à faire émerger des subordonnés dociles mais des citoyens critiques et matures. Être capable de résister aux pressions de conformité est l’une des conditions essentielles pour combattre l’autoritarisme. Ces citoyens doivent donc être renforcés dans leurs compétences démocratiques.

Ce manuel a été rédigé dans le cadre du projet « La résilience par l’éducation à la citoyenneté démocratique » (REDE ; ci-après dénommé « le projet ») financé par le Conseil de l’Europe et la Commission européenne dans le cadre du programme DISCO (« Faisons vivre une culture démocratique et inclusive à l’école »). Les fondements de cette activité ont déjà été posés par les institutions du Conseil de l’Europe et de l’UE qui sont conscientes des dangers et, par conséquent, encouragent les projets visant à renforcer la démocratie. L’idée du projet REDE (https://rede-project.org) découle des considérations exposées ci-dessus et de la conviction que l’éducation à la citoyenneté est un élément important de la construction de démocraties résilientes face à des phénomènes tels que l’autoritarisme, l’extrémisme, les discours de haine, etc. Cependant, étant donné qu’il existe déjà de nombreuses initiatives et activités diverses dans le secteur scolaire, nous nous concentrons ici sur l’éducation à la culture démocratique dans le travail auprès des jeunes en dehors du système éducatif formel. Ce manuel vise donc à aider les animateurs de jeunesse et les travailleurs sociaux à renforcer leurs propres compétences démocratiques ainsi que celles des jeunes avec lesquels ils travaillent. Il s’adresse donc principalement au groupe cible des travailleurs sociaux et des animateurs de jeunesse, mais il est également destiné à inspirer et à soutenir d’autres groupes professionnels tels que les enseignants, les décideurs politiques ou les chercheurs dans ce domaine.


Au cours du projet REDE, des méthodes de renforcement des compétences en matière de culture démocratique ont été collectées, discutées et développées sur une période d’un an et demi. Outre l’éducation générale à la citoyenneté et aux droits de l’homme, l’accent est mis sur le renforcement de la résilience contre la radicalisation et l’extrémisme violents. Il est important de souligner ici que les méthodes présentées visent une prévention précoce et ne s’adressent pas à ceux qui sont déjà dans un processus de radicalisation avancé. Elles sont donc pertinentes pour tous les groupes sociaux, bien que principalement pour les jeunes.


Les méthodes ont été analysées en fonction de leur conformité aux différentes dimensions et indicateurs du cadre de référence des compétences pour une culture de la démocratie (RFCDC) du Conseil de l’Europe, qui sera décrit plus en détail dans le sous-chapitre 1.2. Étant donné que les traditions et les problèmes des pays participants au projet (Autriche, France et Pologne) – malgré toutes les similitudes – présentent également des différences au niveau des détails, la première partie décrit la situation du travail social et de l’animation auprès des jeunes ainsi que le RFCDC en Europe en termes un peu plus généraux avant que des méthodes éducatives concrètes ne soient présentées dans le chapitre 2. Dans le tableau suivant, vous trouverez une liste de méthodes décrites ultérieurement en détail.

Liste des méthodes présentées dans ce manuel

Catégorie

Méthode

Objectifs ; groupes cibles

Méthodes visant à renforcer la conscience politique générale pour une société ouverte

Sensibilisation politique / compréhension de sa propre identité politique

Sensibilisation de différents groupes cibles, principalement ceux qui sont moins familiers avec la politique

Réflexion sur le moment de rébellion dans la démocratie

Sensibilisation des groupes professionnels et des jeunes à leurs propres expériences de socialisation politique et de démocratie

Piliers de l'identité

Réflexion sur sa propre identité ; en particulier les jeunes

Autant que possible

Sensibilisation à la prise de décision politique, à la participation ; en particulier les jeunes

Ce qui est ou n'est pas politique

Sensibilisation à la politique et à son impact ; tous les groupes cibles

Baromètre d'opinion

Réflexion sur les opinions, sensibilisation à la polarisation, aux conflits ; tous les groupes cibles

Vote arbitraire

Réflexion sur les procédures de vote ; en particulier les jeunes

Méthodes pour réfléchir avec les éducateurs aux compétences démocratiques

Classement des compétences du RFCDC

Travail sur les compétences du RFCDC, en particulier les travailleurs sociaux/animateurs de jeunesse

Réflexion sur les compétences des éducateurs ou des travailleurs sociaux/animateurs de jeunesse

Réflexion sur les compétences et leur importance ; travailleurs sociaux/animateurs de jeunesse

Réflexion sur le rôle des droits de l'homme dans le cadre de cours universitaires sur le travail social

Réflexion sur les droits de l'homme dans le travail social ; travailleurs sociaux/animateurs de jeunesse

Méthodes de renforcement de la résilience face aux phénomènes antidémocratiques

Travail avec des histoires 1 : Le petit canard solitaire

Résilience contre l'exclusion et la discrimination fondées sur l'identité ; jeunes enfants

Travail avec des histoires 2 : Guignol ou théâtre de marionnettes politique

Résilience contre le populisme, l'autoritarisme ; jeunes enfants

Associations libres et baromètre des préjugés

Réflexion sur les préjugés ; animateurs de jeunesse et jeunes

Déconstruction des discours de haine

Réflexion et la déconstruction des discours de haine, en encourageant la résilience parmi les jeunes et tous les groupes

Baromètre de l'extrémisme (Qu'est-ce qui est extrême ?)

Compréhension critique de l'extrémisme, encouragement de la résilience ; animateurs de jeunesse, jeunes et tous les groupes

Le Quartier des Légendes

Déconstruction des théories du complot ; en particulier les animateurs de jeunesse, tous les groupes

Vidéo réalisée avec des jeunes montrant une théorie du complot « Le complot nouilles »

Déconstruction des théories du complot ; en particulier les animateurs de jeunesse, tous les groupes

Message SMS aux victimes de discours de haine

Résilience contre les discours de haine et encouragement à la solidarité ; en particulier les animateurs de jeunesse, tous les groupes

Formation à l'argumentation et lutte contre les discours de haine – jeux de rôle

Résilience contre les discours de haine et formation aux contre-discours ; en particulier les animateurs de jeunesse, tous les groupes